Mathieu Teisseire est un Grenoblois important, mais on sait peu de choses le concernant. Originaire d'une famille modeste du Sud-Ouest de la France, il s'est installé à Grenoble au début du XVIIIe siècle. Il réalisait du vinaigre, d'abord de vin, puis avec des fruits, notamment des framboises et des groseilles. Son affaire marchait assez bien quand, en 1720, il a eu une idée qui le rendit rapidement riche et célèbre.
Cette idée, c'est le ratafia, une liqueur de cerises qui rencontre un grand succès dans toute la région et au-delà. Il s'agit d'un mélange de jus cuit et de jus cru de cerises noires auquel on ajoute de l'eau-de-vie et du sucre. Ce qui permet de faire tirer ce mélange à plus de 30°.
Mathieu Teisseire va s'enrichir grandement grâce au ratafia. Malgré cette renommée et ces nouveaux moyens à disposition, il ne développe pas son entreprise, qui reste un petit atelier artisanal et familial.
Père de onze enfants, il est influencé par son fils aîné qui travaille avec lui et qui conspire pour l'héritage. C'est lui qui doit récupérer l'atelier familial, mais Mathieu, deuxième du nom, redoute que ses frères découvrent le secret de fabrication du ratafia et lui fassent de la concurrence. Il convainc ainsi son père de faire enfermer ses deux deux fils cadets dans une maison de correction où l'un d'eux mourra tandis que l'autre s'évadera.
Un enfant lui résiste : Pierre, qui a été retiré du collège à 10 ans pour rincer les bouteilles, les remplir, les boucher et les étiqueter. A force, il a appris toutes les techniques de fabrication de son père. Mathieu, le frère, le considère comme la menace principale.
La pression est telle sur Pierre qu'il s'engage dans l'armée à l'âge de 16 ans.
A l'époque, Grenoble est une petite ville et tout le monde se passionne pour cette histoire de famille. D'autant que les choses s'enveniment lorsque Pierre rentre de l'armée et que son père l'intègre à l'atelier. Mathieu l'aîné décide alors de l'accuser de vol pour le faire arrêter par la police.
Déterminé à ne pas se laisser faire, Pierre Teisseire réalise le cauchemar de son frère : il monte une distillerie concurrente où il fabrique du ratafia. Mais sans le sou, il tente de se marier à une jeune Grenobloise qui a une dot de 10 000 livres.
Mathieu fait toutefois capoter l'union en faisant pression sur le père de sa promise, obligeant Pierre à se réengager dans l'armée.
C'est sa mère qui va lui apporter l'aide nécessaire pour qu'il s'installe à Chambéry. Mais là encore, c'est un échec, et Pierre revient à Grenoble en 1772 avec sa femme et ses deux enfants. La famille vit place Grenette, en face de la maison de Mathieu, qui a enfin succédé à leur père.
Ce n'est que 10 ans plus tard, à la mort de Mathieu, que le climat s'apaise dans la famille, sans pour autant faire les affaires de Teisseire.
C'est le seul fils de Mathieu, Camille Teisseire, qui prend les commandes. Mais davantage passionné par la politique, il rejoint les sans-culotte les plus radicaux et virulents lorsque la Révolution éclate en 1789.
Nommé au conseil municipal en 1791, il est un agent actif, qui sera même emprisonné après la Terreur.
Après cet épisode, Camille Teisseire se calme, se marie avec la fille cadette d'un riche marchand d'armes et est nommé sous-préfet de Tournon de 1809 à 1812. Puis il devient député de l'Isère, avant de mourir en 1842.
Et Teisseire dans tout cela ? Jusqu'au début du XXe siècle, on n'entend plus parler de la famille. Les descendants continuent leur commerce, fabriquent de bons produits, mais aucun ne fait des étincelles. Ils n'innovent pas, restent discrets, et l'entreprise ne se développe pas.
Une nouvelle dynastie familiale
Le tournant intervient en 1907, quand François Reynaud rachète Teisseire. Originaire de la région, il a été longtemps représentant en liqueurs et spiritueux avant de créer une petite entreprise de négocie qui distille de l'absinthe.
Le deal est idéal : Teisseire fabrique de bons produits, dispose encore d'une solide réputation dans la région et surtout, il n'y a plus de descendants de Teisseire à l'horizon.
L'époque permet aussi de faire fructifier les affaires car le marché de l'alcool est en plein boom. Il faut dire que les gens prenaient du ratafia au petit-déjeuner !
En 1912, François Reynaud fait construire une petite manufacture où travaillent une dizaine de personnes, et installe son logement au-dessus de l'usine.
Teisseire fabrique alors des liqueurs, des orangeades et des citronnades également alcoolisées pour mieux être conservées, de la crème de cassis et de la camomille, une sorte de chartreuse jaune. Mais surtout Reynaud innove avec ses propres produits comme la Bichonnay, un alcool qui ressemble au pastis. Il y aura aussi la Bichon, un apéritif à base de vin, et le Fra, à base de goudron de Norvège. Un alcool fort à base de sève de sapin qui est très utilisé pour combattre la grippe.
Si les techniques de production s'améliorent, Teisseire reste une petite entreprise artisanale qui travaille essentiellement avec les bars et hôtels-restaurants de la région. Il faut dire que les livraisons des bouteilles se font en voitures à cheval !
La Première guerre mondiale marque un coup d'arrêt car les fils de François Reynaud sont mobilisés. Mais 1918 est une année faste, car l'euphorie de la victoire fait que les Français veulent s'amuser. Et par ricochet, la consommation d'alcool augmente.
De l'alcool aux sirops sucrés
François Reynaud meurt en 1927 à l'âge de 63 ans, laissant l'entreprise à ses fils, et notamment Marcel. C'est là que débute la production de sirops sans alcool, car on découvre la technique de la pasteurisation.
La production s'envole, jusqu'à la Seconde guerre mondiale et ses restrictions. Marcel Reynaud est expulsé de sa maison par la gestapo et se réfugie à Crolles. A la Libération, il devient même maire de la communiqué, sous l'étiquette radicale-socialiste.
A la fin du conflit, les Français ont cette fois envie de sucre, dont ils ont tant été privés durant l'Occupation. L'alcool est moins populaire, car on se rend compte davantage de ses dangers.
Ce qui va permettre à Teisseire de toucher un large public, c'est le lancement de la promotion de nouveaux produits avec de petites camionnettes qui sillonnent la France. Paradoxalement, ce n'est pas la qualité des sirops qui compte, mais l'emballage. Il y a d'abord un tube de sirop, pratique et vendeur, qui fait un tabac. Mais c'est surtout le fameux bidon en aluminum inventé en 1959 qui fait la gloire de la marque iséroise.
L'idée vient d'un bidon rapporté d'une course cycliste par un agent commercial. Marcel Reynaud décide de le décorer. Puis de faire un test en commercialisant 50 000 bidons colorés avec un sirop d'anis sans alcool. Le succès est immédiat, 100 000 bidons sont vendus en quelques semaines. Ce qui attire l'attention de la grande distribution. Il faut dire que le contenant n'altère pas le goût et assure une excellente conservation.
A partir de là, tout s'accélère pour Teisseire. Et le site de production devient trop petit. Une nouvelle usine est construite à Crolles en 1971. Et l'année suivante, la production d'alcool est définitivement abandonnée, suite à l'adoption de la loi interdisant la publicité aux marques produisant de l'alcool. Sans cela, Teisseire n'aurait plus eu le droit de faire la pub de ses sirops.
Le pari est réussi. En 1972, Teisseire emploie une centaine de salariés et réalise un chiffre d'affaires de 100 millions de francs. C'est aussi l'année où Marcel Reynaud meurt.
Pensant que la relève n'est pas prête, son frère souhaite vendre ses parts, représentant 50% du capital. Et tente de convaincre les enfants de Marcel Reynaud de faire de même.
Marie Brizard, spécialisée dans la fabrication d'alcool et de spiritueux, est très intéressée par l'opération. Sauf que François Reynaud se rend compte qu'en réalité, il possède avec sa soeur 65% des parts, et que son oncle n'a que 35% du capital. Il attaque donc le deal en justice, gagne le procès et devient en 1975 PDG de Teisseire.
Sur son impulsion, Teisseire lance Teissi au début des années 80 : une petite bouteille de sirop de 25cl qui permet de préparer 2 litres de boisson. Il rachète également le leader du sirop hongrois Szobi Szörp, ainsi que les sirops Moulin de Valdonne.
Et en 1994, le bidon iconique que beaucoup ont ensuite imité est né. Il est encore aujourd'hui dans les étalages de tous les supermarchés.
Mais il était écrit que les conflits familiaux rythmeraient le quotidien de Teisseire. En décidant en 1989 de ne pas vendre la société à Pernod Ricard, François Reynaud va créer du grabuge dans sa succession. Son fils Eric, n'acceptant pas de voir Dominique devenir le PDG, s'allie avec Serge Petit en 2002 pour prendre le contrôle de la société avec 55% des parts, mettant fin à seulement 5 ans de règne de son frère...
Eric Reynaud vend ensuite l'entreprise deux ans plus tard à Fruité Entreprise, pour une somme comprise entre 70 et 90 millions d'euros. Puis en 2010, c'est le britannique Britvic qui met la main sur Teisseire.
Qu'il est loin le temps du petit atelier familial grenoblois. Mais pour des dizaines de millions de Français, Teisseire rimera toujours avec le goût de l'enfance.